Geisha au pays des fusions

Peu après le début de sa vie professionnelle, Geisha rêva de sa nouvelle maison : chambre tendue de soie bleu nuit et quiétude nouvellement acquises : la maison aux frontières voluptueusement définies. Dans le lit, deux places : une pour Geisha, une pour sa sœur d’âme.

Geisha dans sa nouvelle vie professionnelle : à nouvelle vie, nouvelle frontières. Dans la maison, le soyeux bleu nuit est partout à portée de main. Un soir ou une nuit, après la journée de travail, Geisha suivant comme une ombre sa sœur d’âme, se dirige vers le sous-sol. Une fois l’escalier descendu, elle découvre brusquement un grand dénivelé entre la dernière marche de l’escalier menant à la cave et le sol de celle-ci. Comme en écho, l’une des deux jeunes femmes, Geisha ou sa sœur d’âme, franchissent ce dénivelé. L’autre, restée sur l’escalier, attend. Entrevoit seulement un immense espace, où l’autre progresse, là où rien n’est à portée de main ni de vue.

Tout à coup, des pleurs désolés retentissent. Geisha (ce devait être elle qui était restée sur la dernière marche de l’escalier), ressent un profond déchirement en entendant ces sons étreints d’angoisse et de déception. Des pleurs intransitifs pour Geisha qui entend sans voir. Aussi s’approche-t-elle du dénivelé, elle ne foule le sol de la cave que des yeux, car elle est terrifiée. Qu’y a-t-il ? D’affreuses et terrifiantes bestioles ? (Un médecin avait dit à Geisha : «Votre phobie des araignées est due à votre vaginisme». Geisha : «- ??!!… Dans ce cas, à deux ans, je faisais déjà du vaginisme…»). Y aurait-il quelque saleté repoussante ? Pourtant la maison est neuve… Les cadavres des femmes de Barbe-Bleue ? Les sanglots désolés retentissent à mesure que le regard de Geisha, mû par la terreur, avance dans la cave : c’est un endroit très propre, impeccable comme le reste de la maison, très peu d’objets s’y trouvent, quelques menues bricoles ça et là ni sales ni vielles ni effarantes, comme quelques petites cales en polystyrène ou en mousse, quelques cartons dont celui d’emballage pour l’ordinateur de Geisha, tout récemment acheté. Rien de repoussant. Rien.

L'expérience du vide...

Geisha ne fait que l’entrevoir, mais elle le sait déjà : cet endroit est sans fin ni fond ni frontière, les sanglots sont l’âme oppressée par ce vide bordé de quelques bricoles et de son seuil distant, ces pleurs aussi réels qu’une ombre semblent lui tendre une main infinie. Elle sait déjà leur cause. Elle sait, c'est à dire qu’elle se doute et qu’elle doute à la fois. Un appel vers sa sœur, et encore un autre. Cet appel est un souffle blanc, une voix morte d’anémie, ou bloquée à la frontière entre l’ intérieur et l’extérieur.
"- Viens !", et encore : "Viens !"

Geisha et le fumeur de Gitanes

Il la devinait quelque part entre la petite fille aux allumettes et l’allumeuse. «L’homme est souffle», nous enseigne Esaïe. Touché, caressé, embrassé et bientôt embrasé par la grâce érotique de Geisha, l’homme craquait une allumette après l’autre pour allumer ses Gitanes. Gesiha le regardant fumer se sentait à la fois petite fille dans la compagnie si réglementée dans laquelle elle était nouvelle recrue, et bohémienne des sens. Ses sens voyageaient, dansaient au rythme du souffle et de la fumée – si fort le rythme de la main gitane battant le tambourin qui lui raisonnait des talons au ventre. Pénétrée du souffle de la danse. Comment un homme possédant pouvoir social et épouse aimante pouvait-il venir tambouriner à la porte d’une bohémienne ? Voilà intrigue à fasciner Geisha sans tarder.

De jeu social en danse gitane, des relations avec l’homme aux Gitanes se nouèrent. Nouèrent Geisha à des questions aussi absurdes qu’inéluctables, comme : que se passerait-il lorsque toutes les allumettes auront été craquées ? Geisha est-elle quantifiable comme un paquet de cigarettes ? L’homme qui fumait des Gitanes passait sa passion au filtre de l’humour : il appelait Geisha «Ma chérie, comme dirait l’autre», et ajoutait, lorsque Geisha annonçait son prénom au téléphone : «Laquelle ? Ma femme ou ma maîtresse ?» et éclatait de rire. Son épouse et Geisha avaient en effet le même prénom. Ou encore : « Ne craque pas pour ça, ça n’en vaut pas la peine». Ce qui ne l’empêchait pas de craquer une allumette après l’autre. Au beau milieu d’un «training» sur les polices d’assurances en risque industriel qu’il faisait à Geisha, il lâcha : «Fonder une famille, c’est prendre le malheur en otage». Puis il épia la réaction de Geisha, jeune femme de 30 ans, sans mari ni amant(s). Celle-ci éclata d’un rire silencieux, bouche grande ouverte.

L'odyssée d'une jeune fille

Il lui dit aussi : «Alors, jeune fille, racontez-moi votre Odyssée». Geisha ouvrit de grands yeux étonnés, comme si elle cherchait à voir s’il y avait quelqu’un d’autre dans le bureau à qui pourraient s’appliquer ces paroles, puis elle répondit : «Il n’y a pas de jeune fille, ici». Quelques mois plus tard, l’homme aux Gitanes appela Geisha pour lui annoncer qu’il avait un cancer du poumon. S’il avait le moral dans les chaussettes, il n’en laissait rien paraître. Il plaisanta même Geisha qui offrait ses services pour l’assister dans le règlement de quelques tâches administratives : «Tu entres dans ma vie privée !». Il s’agissait entre autres d’appeler son épouse qui dicterait à Geisha les rendez-vous à annuler. Car l’épouse avait l’agenda professionnel de l’homme, et non Geisha, son assistante. Lorsque l’épouse composait la ligne directe de Geisha (ce numéro était programmé sur le portable de son époux), elle ne se présentait que par son prénom, jouant consciemment le jeu de l’ambiguïté , puisque leur prénom était le même. Peu après l’annonce de la maladie, l’épouse lâcha, au cours d’une de ses conversations téléphoniques avec Geisha : «Au fait, j’espère que je ne parle pas à une de ses maîtresses !», et d’éclater brusquement de rire, comme le faisait son mari après une de ces plaisanteries qu'il décochait quotidiennement à Geisha, telles la flèche de Cupidon. Ce rire raisonna comme une épée en frappant une autre au cours d’un duel. L’épouse fut la première touchée. Alors c’était ça qu’attendait la compagnie : Geisha devait former un duo avec son patron, alias «Manager amoureux», et un duel avec son épouse...

Geisha et ses managers

En l’absence de Manager Amoureux, Geisha eut un autre «protecteur», qui lui faisait accomplir bien des tâches ingrates : son classement, son secrétariat, etc. Autant de choses que l’Homme aux Gitanes lui épargnait autant que faire se pouvait. Ayant vu sur son CV que Geisha, embauchée dans cette compagnie d'assurance américaine en tant qu’assistante Marketing, avait un DEA d’allemand et avait été admissible à l’agrégation, "Manager Amoureux" utilisait plutôt les connaissances linguistiques de Geisha, laissant le classement et le courrier à taper attendre des jours meilleurs. Geisha eut bientôt l’impression d’être Pénélope tissant dans la journée un ouvrage qui serait à reprendre à son point de départ le lendemain. Le travail piétinait dans son entassement épuisant de monotonie ; la fatigue avançait à grands pas. En attendant le retour d’Ulysse, que la fatigue de Geisha suivait comme une ombre. "Faire, défaire et refaire, c’est toujours travailler", la réconfortaient ses collègues subissant le même sort. Ainsi progressait l’histoire de Geisha : en voyageur clandestin dans le mythe d’Ulysse. L’homme aux Gitanes prévint Geisha de sa maladie avant tous ses autres collègues. Mais elle devait se taire. Il l’annoncerait en temps voulu.

Geisha, qui était loin de posséder un pouvoir de dissimulation capable de rivaliser avec celui de l’Homme aux Gitanes (le rusé Ulysse), eut bien du mal à cacher sa détresse et son angoisse. Les bourdes secrétariales s’accumulèrent cet après-midi là : courriers imprimés avec le mauvais courtier en copie, plis confidentiels laissés bien en vue dans le «In » de «Mmmmh» (ainsi Geisha avait-elle surnommé son nouveau protecteur qui l'assommait de tâches administratives ingrates)...

Geisha et l'amateur de Gitanes

Comme il ne restait que 3 ou 4 jours avant les fêtes de Noël, elle envoya une carte de vœux à l’amateur de Gitanes en cure de désintoxication :
«- Fi des paradis Baudelairiens, voici, foi de Geisha, bien plus plaisantes images : parée de mon plus bel Obi et Kimono, jouant mon plus bel air de Shamisen, mais la voix pâle de pudeur, le moment viendra bientôt où je te tendrai (Cérémonie du Thé) mes meilleurs vœux».

Geisha eut un sourire en pensant que la carrure des femmes asiatiques, plutôt très menues en général, avec un long buste, une petite poitrine, ne correspondait pas précisément à la sienne : plus grande, les épaules et les hanches plus larges, plus de poitrine, longues jambes ...

«- Ma carrière de Geisha semble bien compromise…», continuait-elle. «Alors, selon le principe : ‘Dessine-moi un mouton’, à grands traits de plume…». La carte de l’Unicef représentait des images du Japon : cerisier en fleur, plantes vertes et nénuphars luxuriants. L’image même du Père-Noël pour Geisha… Durant les fêtes, elle se souvint de l’Homme aux Gitanes lui déclarant sa flamme :

Flamme & Co :

Je lutte tout contre une femme d’ombre. Elle palpite dans mon souffle, bat mon cœur. Flamme & Co. Mon sang crépite. Assise à son âtre, une Gitane me résonne.

Fable psy : première Gitane

La femme cérébrale ou l’histoire de la poule et de l’œuf :

Tous les jours, son corps-à-elle lui jouait la même scène : la mise à prix de la tête de l’Homme : tout son corps-à-elle procédait à l’estimation de sa tête-à-lui. Et elle l’estimait, cette tête ! A mesure que son corps-à-lui montait à sa tête-à-elle, la mise à prix faisait de même ! Excusez ce tête à queue, me souffla la 1ère Gitane, mais était-ce à dire que ce qu’elle désirait par dessus tout, c’était sa tête à lui dans son corps à elle ? Drôle de corps à corps. Les femmes cérébrales font du tête à tête amoureux un corps à corps. Au lieu de pondre des œufs, elles marchent dessus.

Deuxième Gitane : l'ironie érotique

2ème Gitane : l’ironie érotique, ou la rencontre entre «le crémier qui voulait le beurre, l’argent du beurre et la laitière» et Perrette et le Pot au Lait :

En ce milieu de matinée, la rue principale qui menait au marché promenait des rayons de foule convergeant vers le rond-point : le Marché dit «du Soleil», foule partie pour acheter de l’astre maraîcher à la livre ou au kilo et regagner ses pénates, rayonnant sa route, le morceau de rond-point fraîchement acquis posé soigneusement au ceux du panier d’osier. Perrette suivait ce flot, la chaleur du mouvement lui tournait les sangs comme le soleil allait tourner sa crème, et alors comment faire son beurre… Absorbée par ce problème bassement matériel, Perrette se heurta au crémier chez qui elle allait justement, celui qui voulait le beurre, l’argent du beurre et la laitière. Le crémier se pourléchait les babines : la peau de Perrette, aussi fraîche que sa crème, allait sans doute régaler ses petites affaires. Il voulait le beurre dans les épinards et les choux gras. En roulant le client dans la farine et en enfournant le blé, il se ferait une jolie galette. Le crémier commença donc à prendre langue avec Perrette. "Manager Amoureux" avait proposé à Geisha de se rendre chez lui à plusieurs reprises : «- Voudrais-tu voir ‘Rive Droite Rive Gauche‘ à la télé, maintenant que j’ai le câble dans mon appart’ de Neuilly ? La fille qui présente l’émission te ressemble un peu, au fait…»
A quoi Geisha haussa les épaules : «- M’en fous. J’peux le voir chez moi, j’ai le câble aussi, mais pas le temps de toute façon, entre le ménage et la lessive qui tourne, et les heures sup’ au bureau». Geisha, comme son nom ne l’indique pas, est une brunette aux cheveux très courts, aux yeux d’un noir limpide et au teint très blanc, rehaussé par deux pommettes souvent bien colorées, car elle a une peau hypersensible - un phénomène que le corps médical nomme «peau réactive». Les traits fins, grande et élancée quoi que la poitrine et les hanches féminines, de très longues jambes. Vêtue de jupes soit très longues soit très courtes, de couleur sombre, ainsi que de tee-shirts à manches longues ou de chemises représentant des motifs japonais ou chinois – paysages et Geishas, de chaussures à talons très hauts ou bien très plats, la nouvelle assistante marketing de la compagnie d’assurance multi-nationale n’était sûrement pas passée inaperçue dans ce monde aseptisé, où les femmes évoluent le plus souvent en tailleur. Jamais de bracelets ni de colliers, mais des bagues style "Art Nouveau" ou 1900 aux doigts des deux mains, tout comme Phoebe dans "Friends". Le maquillage relevait de l’art de la désorganisation : soit un trait charbonneux bordant les paupières (et rien d’autre), soit le grand jeu (c’est-à-dire : aucun maquillage, ou au contraire la panoplie complète). Le parfum : toujours «Feu» d’Issey Miyakié.

Geisha, secrétaires et managers

"Manager Amoureux", de petite taille, très mince, style vestimentaire Vintage classique, cheveux bruns plus poivrés que salés, la peau et les yeux mates, la voix au timbre solaire, grave et puissant, passée au tamis après ce refus de Geisha : «Bon», fait-il, comme pour lui-même, mi ironique, mi points de suspensions.

Quelques managers, à l’annonce du cancer de leur collègue, se mirent à tourner autour de Geisha afin d’épier sa réaction à la nouvelle. Elle voyait bien leur compassion – dans le meilleur des cas – mais aussi leurs suspicion et sous-entendus. Ils en oubliaient pourtant, dans ce registre : lors de la fusion de la compagnie, un an auparavant, avaient surgi d’impitoyables et injustes rivalités entre les deux Directeurs Souscription des deux anciennes compagnies ayant fusionné. A présent l’un d’eux était de trop.

Il n’y avait pourtant jamais eu de compétition entre les deux hommes, unis comme les 5 doigts de la main, de telle sorte que lorsque l’ensemble de l’équipe post-fusion eut à les départager pour choisir le nouveau directeur souscription, il y eut quelques difficultés. Ceux qui avaient été collègues et amis 20 ans durant étaient désormais mis en compétition par leurs collègues…. C’est ainsi que depuis quelques mois, donc à peu près au moment de l’arrivée de Geisha, Manager amoureux était en quelque sorte mis sur la touche, plutôt gardé en ressource, comme conseiller. Geisha, devant travailler pour lui, avait du mal à comprendre son rôle et ses brusques sautes d’humeur et fuites devant ses naïves questions : «Comment se fait-il que tu n’aies pas plus de travail à me donner ?», «Comment se fait-il qu’un Manager comme toi ait à remplacer pendant 3 mois un gestionnaire de compte au bureau de Francfort ?». ô ironie du sort, l’"Homme aux Gitanes" était complètement allergique aux Heidi et autre Gretchen, ainsi qu’à leur langage, alors que Geisha avait été enseignante d’allemand au lycée et au collège pendant 4 ans. Dans de telles conditions, il ne fut pas facile de gagner la confiance de Manager pas encore amoureux du tout, au poste indéfini et qui allait le rester encore 2 ans après la fusion. Son titre ronflant faisait penser à ces maisons croulantes qui ne tiennent plus que par le papier peint. Geisha arrivant en pleine post-fusion eut à essuyer les plâtres, colmater les brèches (donc faire office de bouche-trou), et ramasser les miettes : son poste d’assistante marketing recouvrait en fait une activité d’assistante Ventes et Souscription, de réceptionniste / standardiste et d’assistante des Chargés de Compte, «Responsables du Développement des Nouvelles Affaires», l’un arrivant avec une charrette de travaux pour elle dès 10 h le matin, tandis que l’autre, après le coiffeur, les bistrots et autres bouffes avec les potes courtiers, arrivait sur le coup de 17 h 30 avec du travail à faire pour le soir même ou le lendemain matin 9 h 00… Sans compter le déménagement prévu dans des nouveaux locaux, avec toute la charge supplémentaire de courriers administratifs, qui n’attendait que Geisha, étant donné que l’assistante de direction en titre servait d’ingénieur architecte, supervisant la construction et l’aménagement des nouveaux locaux. Quant au Directeur des Opérations Européennes, il travaillait en secret à son départ chez un concurrent suisse, mais n’annonça la nouvelle qu’une fois le déménagement accompli – projet à l’aboutissement duquel il ne s’était quasiment pas impliqué, déléguant son rôle à l’Assistante de Direction en titre. Celle-ci, sur les 4 mois que durèrent la mise à exécution du projet de déménagement, fut à plusieurs reprises au bord de la crise de nerfs, pourtant forte de ses 18 ans d’expérience dans la compagnie. En récompense de ses bons et loyaux services, il lui fut remis par le directeur sortant quelques chèques-cadeau utilisables à Habitat...

Secrétaire : scène de vie ordinaire

"Manager Amoureux" fut témoin de situations cocasses desquelles son assistante eut à se dépêtrer : répondre au standard et recevoir un client en même temps, tout en ayant le dépanneur d’un photocopieur qui attendait ses instructions, alors qu’arrivait justement le rendez-vous de Geisha : le technicien de l’installateur téléphonique, un géant hirsute, taillé en armoire à glace, dont Geisha était le seul interlocuteur à qui il devait avoir affaire ce jour-là, étant donné que c’est elle qui avait mis au point la liste des numéros abrégés à programmer. Le géant hirsute n’avait pas l’air content du tout d’avoir à attendre, il poussait des soupirs qui tenait plus du barrissement et finit par donner des coups de pieds dans des cartons attendant d’être déballés... Il était justement 16 h00, l’heure du courrier dont Geisha était entièrement en charge pour l’affranchissement : elle avait en effet négocié récemment le contrat pour la nouvelle machine à affranchir et elle seule pour l’instant connaissait son fonctionnement : pas encore eu le temps de former d’autres assistantes là-dessus. Pendant ce temps, Manager Amoureux baillait à s’en décrocher la mâchoire : il n’avait rien à faire… «16 h 00, bon, je vais commencer à me rentrer tout doucement…» Passant devant l’"open space" où officiait son assistante, il vit qu'une autre personne arrivait avec du travail pour Geisha : une Chargée de Comptes, responsable des plus grands comptes des Opérations françaises, demandant à Geisha de lui préparer au plus vite une présentation sur diapositives pour un de ses principaux clients… Un show de diapositives sur Power Point, avec des liens, des transitions, des animations, des vidéos...

Manager Amoureux observa Geisha prise d’une crise de fou-rire quelques instants, puis il dit : «Happy fusion !», avant de mêler son rire tonitruant à celui de Geisha. Heureusement, le client venait de partir. Geisha commençait à avoir l’estomac dans les talons, car une fois de plus, elle avait dû renoncer à sa pause déjeuner.

Secrétaire : scène de vie encore plus ordinaire

Par la suite, Geisha mit à profit ces mêmes pauses déjeuner pour effectuer des recherches sur internet afin de se documenter sur la fabrication du courant électrique, car elle avait entendu que l’Homme aux Gitanes travaillait à une nouvelle police concernant ce domaine. Elle traduisit pour lui des articles spécialisés trouvés sur le site de Siemens, de l’allemand vers l’anglais, sans qu’il lui en ait fait la demande, en fait, jusqu’alors il se contentait de lui donner ses réservations de voyage et d’hôtel à effectuer.

Au bout de quelques temps de ce régime infernal, Geisha gagna la confiance de "Manager Amoureux", qui entreprit avec Geisha de longues sessions de formation en souscription – qui occupaient ses journées vides-, et la ravit d’autorité à ses corvées administratives autant que possible. Le bureau de "Manager Amoureux" se remplit alors de folles parties de rire, celui de Geisha typiquement relayé par le rire tonitruant de l’Homme aux Gitanes. Les deux s’entendaient visiblement comme larrons en foire, ce qui éveilla bien vite la jalousie et la suspicion des Ingénieurs de Clientèle et de leurs assistantes travaillant à proximité. Parmi ces assistantes se trouvaient quelques-unes dont le travail constituait principalement en d’intenses et épuisantes sessions de grand-conciergerie autour d’une tasse de thé ou café avec petits gâteaux. Celles-là même qui voyaient rouge lorsqu’on les traitait de «secrétaire», l’injure suprême à leurs yeux, puisqu’elles avaient le noble titre d’«Assistantes». Geisha, qui travaillait quasiment dans le même "open space" qu'elles, ne pouvait passer dans leur voisinage sans entendre des chuchotements s’arrêter net sur son passage et reprendre juste après. A mesure que les sessions avec l’Homme aux Gitanes progressaient, les messes basses la suivaient comme une ombre frou-froutante sur son passage. On lui taillait une jupe pour l'hiver, c'est sûr !

Geisha et l'Homme aux Gitanes

Visiblement, l’Homme aux Gitanes s’intéressait de plus en plus à Geisha, convertissant la pression du travail en pression érotique. A l’issue d’un long cycle de formation sur les principes de base des assurances en propriété industrielle, l’Homme aux Gitanes demanda à Geisha : «-Tu veux devenir Maître es souscription ?», puis il éclata de son rire discret et subtil (= gras et tonitruant). A quoi Geisha répondit : «Le mari de ma Marraine, un riche directeur de clinique à la retraite, m’a proposé de lui donner des cours d’allemand. Il était prêt à me payer 500 € de l’heure et m’appelait d’un air entendu : «Cher Maître». Je lui ai répondu : «Cher Maître ! C’est le masculin qui sauve !» Et Geisha d’imiter le rire tonitruant de l’Homme aux Gitanes qui, lui, ne riait plus du tout mais paraissait songeur. Ce dernier échange, alors que la porte du bureau de "Manager Amoureux" était entr’ouverte, n’échappa pas au petit comité des riches heures et les chuchotements s’amplifièrent. Ces gentes dames Assistantes n’adressèrent plus la parole à Geisha.

Un homme à la mer !

Geisha écrivit dans son journal peu après l’annonce en interne du cancer de son "manager" :

"- Un Homme à la mer !"

Jetée tel un pavé dans la mare, la nouvelle déferla sur le pont. Les marins de «La Jeanne» crurent tout d’abord qu’ils avaient entendu des voix : une sirène jouant les Cassandre… Puis il y eut enquête. Face à cette histoire faisant des remous, les matelots se firent vagues, histoire de se fondre dans le décor, de noyer le poisson. Absurde ! Autant crier : «Un poisson à la mer !». L’équipage questionné sur cette noyade faisait le mort. Chaque marin avait revêtu sa tenue de camouflage – et les enquêteurs partirent à la pêche au poisson noyé. L’enquête progressait à la vitesse de poissons rouges tournant en rond dans leur bocal. Alors ? La faute au poisson-chat ? Un poisson d’eau douce en plein océan ? Et les questions de mener leur monde en bateau, celui parti, justement, à la recherche des arrêtes du poisson mangé. C’est ce qui s’appelle jouer au chat et à la souris. L’enquête déboucha sur un non-lieu. Un océan de non-lieu. La séance fut levée : fin du chat qui court après sa queue, s’est-on félicité. Or maintenant qu’on noie le poisson à terre (là, au moins, on peut être sûr qu’il est mort) et que le bateau se noie dans le vague, on ferait mieux de dire : « -Les rats quittent le navire !» Pour se noyer ? Non, pour aller se saouler dans les bars à matelots.»

La promenade en bateau mouche : "a fly in the ointment!"

Peu avant que sa maladie se manifeste, l’Homme aux Gitanes s’était disputé avec sa femme, ou plutôt s’était fait disputer par sa femme, au sujet de la grande fête qui aurait lieu à bord d’un bateau-restaurant pour fêter Noël. Tout le personnel, Managers, assistantes, secrétaires,… était invité et pouvait être accompagné par une personne de son choix. Geisha avait choisi de se rendre seule à la fête, à laquelle Manager Amoureux avait d’abord refusé de se rendre, puis il avait cédé à l’argument –choc de l’assistante de direction : «- Toi, si tu ne viens pas, je te tue...».

Geisha se demandait avec angoisse si la blonde épouse de Manager Amoureux serait de la partie. L’assistante de direction lui rapporta alors la dispute du couple, suite à laquelle Manager Amoureux fit son apparition seul sur le bateau-restaurant. Son épouse avait regagné la grande villa familiale, en province, laissant son mari seul dans l’appartement parisien. L’Homme aux Gitanes se plaignait depuis quelques temps déjà de douleurs au dos, il croyait avoir un lumbago et son médecin lui avait donné des anti-inflammatoires que ni son estomac ni ses intestins ni lui ne supportaient. Aussi, dès la fin du repas-promenade, alors que le bateau rentrait à quai, il bondit tel un diable hors de sa boîte afin de rentrer chez lui. Geisha avait passé une fort mauvaise soirée, le pressentiment d’un malheur, d’une perte, ne la quittant pas.

Toute la soirée durant elle avait été rouge comme une écrevisse, alors qu’elle n’avait pratiquement touché ni aux vins, ni aux apéritifs, se contentant d’une demi coupe de champagne. Durant la nuit, l’Homme aux Gitanes dormit fort mal, le lendemain, il fut mal en point, et le dimanche matin, tandis qu’il était seul à son appartement parisien, il faillit être terrassé par une péricardite. C’est à la suite des examens qu’il subit à l’Hôpital de Neuilly que le cancer des poumons, dont la péricardite n’était qu’un symptôme, fut diagnostiqué. L’interne qui le prit en charge ne voulut pas le laisser repartir ainsi que l’Homme aux Gitanes le souhaitait : «- Si vous voulez sortir, il faudra me signer une décharge, car il n’est pas certain que dans 24 heures vous soyez encore en vie».

Suffisamment impressionné pour consentir à la prise en charge en soins intensifs (avec appareil respiratoire) et à une intervention chirurgicale dès le lundi matin, il eut la surprise, émergeant tout juste du protocole chirurgical, de voir à son chevet le nouveau directeur des opérations, un Centralien de 35 ans, ainsi que son collègue depuis 20 ans, le soit-disant rival (depuis la fusion) - tous deux le regardant lutter avec l’appareil respiratoire.

Meeting à l'hôpital

Quelques jours plus tard, alors que Geisha alla le voir à l’hôpital, munie de deux essais composés à son attention et d’une boîte de sablés, il lui avoua avoir été blessé et angoissé par cette visite : les managers qui l’avaient exclu depuis plus d’un an de leurs «Management Meetings» étaient ceux-là même qui accouraient le contempler sous assistance respiratoire… "- Ils n’ont pas dû donner cher de ma peau ! Quant à moi, j’ai bien cru que j’allais clamecer !", dit-il à Geisha avec un rire forcé.

Lorsqu’elle le vit dans sa chambre, l’Homme aux Gitanes était en train de feuilleter une revue d’économie, vêtu d’un pyjama vert décoré d’écussons jaunes et pantoufles coordonnées. Ils étaient tous deux intimidés de se revoir en ces lieux, et émus (=maladroitement solennels). Ils passèrent l’entretien debout, chacun d’un côté du lit qui faisait office de bureau ou de fleuve Léthé. L’entretien fut chaleureux malgré tout. L’Homme aux Gitanes ne masquait pas sa peur ; Geisha raconta ses démêlées personnelles avec le monde hospitalier (fibroscopie sans anesthésie, anémie mal diagnostiquée : on lui avait tout bonnement annoncé qu’elle avait une leucémie, son médecin traitant s'en était excusé une semaine plus tard). Geisha partit rassurée : elle l’avait trouvé certes apeuré, mais apparemment il avait bien repris le dessus. Il ne comptait pas rester longtemps en congé maladie, reprendrait le travail dès que possible, quitte à travailler basé chez lui, en convalescence. Mais il fallait qu’il s’occupe l’esprit.

CV senti-mental

Manager Amoureux commença par la lecture de deux essais de Geisha :

C.V senti-mental :

Yeux grain de café (un arabica bon pour le cœur) plus grain de folie. Un orage ? Ce serait plutôt (écoutons Geisha) : ‘ ô rage d’être seule encore ! Ce sont les petits jeux vexatoires de l’alchimie : de grain à graine il y a loin comme de la coupe aux lèvres. Mes deux grains se ressemblent comme deux gouttes d’eau, mais non contents d’être déjà deux (j’ai les yeux pairs), ils recherchent l’âme sœur ! La petite graine, quoi. Mais peut-être commettent-ils là un impair ? Le moment est propice à la rédaction de ce CV senti-mental puisque je suis à mi-chemin entre la puberté et la ménopause. De la croisée des chemins aux regards qui se croisent, il n’y a qu’un pas, d’où ma démarche. J’ai longtemps évolué dans un désert de mots. Ça donnait de ces embouteillages ! On avançait au mot à mot. On se retrouvait avec une de ces mines de papier mâché ! Pas d’oasis en vue… sauf que le blanc du papier commençait à me cogner sur le système en se réverbérant sur mes nerfs. Du coup, l’oasis, hop, on le voyait comme s’il était là ! Noir sur blanc. De mot à mot en mot à mot, croyant rafraîchir mon gosier de papier mâché en pataugeant dans l’oasis, je ne faisais que traverser des miroirs, ce qui, vu la réverbération, mettait plutôt à plat. Une fois tous les mots à mots débarrassés de leurs boulettes, c’est-à-dire les boulettes mises à plat, une idée m’est venue : faute d’eau, je vais aller chercher le levain.’ Geisha allait-elle devenir la femme du boulanger ?

Une rencontre à faire se dresser les cheveux sur la tête

Dans mon métier de Geisha, je rencontre des hommes de tous poils, or aujourd’hui, j’en ai vu un qui, fait rare, aimerait une femme…de tous poils.

Il m’a chuchoté cela sur le ton de la confidence, presque gêné du manque d’esthétique de ses goûts, car c’est un monsieur extrêmement raffiné. Je lui ai répliqué qu’il était normal, pour un homme, de désirer une femme à poil. Lui ne coupe pas les cheveux en quatre : ‘à poil’, ‘très poilue’, entre les deux il n’y a qu’un tout petit espace métaphorique, de l’épaisseur d’un cheveu, ce cheveu faisant dresser ... ceux de sa tête.
Considérant ma peau soyeuse de Geisha, dont un délicat duvet blond renforce le velours – à l’évidence ce duvet ne ferait pas l’affaire – ce monsieur qui décidément prenait tout au pied de la lettre me dit : ‘- Je ne voudrais pas vous mettre de mauvais poil avec mes histoires !’. Je lui assurai que je n’avais pas encore assez bu pour avoir mal aux cheveux. Lui : ‘- J’aime les femmes à barbe, mais je déteste les hommes qui en ont’.
Moi : ‘Des femmes ?!’
Lui : ‘Non, de la barbe !’

Poilant, ce quiproquo ! Me prenait-il pour une petite fille imberbe, ou pour une Geisha à la politesse trop lisse, ce charmant homme ? Je commençai à me hérisser. Puis je lui trouvai une bonne excuse : au fond, il veut être sûr qu’il ne barbera pas sa femme lui-même ! Nous nous sommes quittés en bons termes. Il m’a dit qu’il me trouvait au poil !

Geisha et le dernier des Samouraïs

L’Homme aux Gitanes dût entamer une chimiothérapie. Il se retrouva alors loin de Geisha et tentait de saisir tout prétexte pour appeler ou revenir au bureau : une réunion «importante», un dossier «qui ne pouvait pas attendre»... Sevré de ses Gitanes , l’homme était en manque de Geisha.

Mais celle-ci n’était pas du genre tête brûlée, ou de ces Perrettes à surveiller comme le lait sur le feu, aussi tenta-t-elle de calmer le jeu et déclina les invitations au café en face de la clinique, ou à venir déjeuner à sa «garçonnière» (il nommait ainsi l’appartement parisien privé de la présence de son épouse, dans lequel il vivait avec son fils aîné, étudiant en sciences économiques). Il demanda également à Geisha de lui apporter les dossiers urgents à la clinique, sur quoi celle-ci alla donner ces fameux dossiers au collègue de "Manager Amoureux", le Directeur Souscription, qui ne fit aucune difficulté pour se charger de ces dossiers supplémentaires. "Manager Amoureux", suivant toujours son idée, proposa à Geisha de l’accompagner aux rencontres organisées annuellement par l’Association pour le Management des Risques et des Assurances de l’Entreprise. Il souhaitait s’y rendre en voiture et demanda à Geisha de s’occuper des réservations hôtelières : «Tu voudras bien m’accompagner, au moins ?» demanda-t-il. "- Bien sûr !" répondit prudemment celle-ci, sachant fort bien qu’en période de chimiothérapie, il était hors de question que l’Homme aux Gitanes parte en voyage d’affaire. Elle téléphona à l’épouse pour lui demander de contribuer à convaincre son mari d’oublier ses activités professionnelles au moins le temps de ses séances de chimio (car lui était persuadé qu’il était indispensable que Geisha et son ordinateur portable le rejoignent au plus vite). Geisha informa ensuite le "collègue-rival" des souhaits de "Manager Amoureux", lui demandant de reprendre tous ses dossiers. Pour cela, il fallait qu’il téléphone à son collègue à la clinique pour lui demander son mot de passe afin de pouvoir accéder à l’ensemble de ses dossiers et de sa messagerie électronique. Car qu’est-ce qu’un dossier dans une compagnie américaine ? Réponse quasi invariable : un ensemble d’e-mails.

Perrette et le pot-au-lait, ou : une geisha à surveiller comme le lait sur le feu

Puis Geisha poursuivit sa tâche de diplomate et envoya à "Manager Amoureux" (qui avait réussi à se faire apporter en clinique son ordinateur portable, par son épouse, et s’était amusé à envoyer quelques messages-surprise à Gesiha, qui se demandait par quel sortilège elle recevait des e-mails blagueurs d’un homme qui venait de refaire une péricardite et était repassé un certain temps en soin intensif sous respiration assistée…), elle envoya, donc, un e-mail ayant pour titre :

«Perrette au Pot au lait et le crémier voulant le beurre, l’argent du beurre et la laitière (Variation 2)

Un jour, le crémier tourna de l’œil alors qu’il faisait son beurre. Le médecin avisé lui conseilla le plus grand repos quelques temps, or ce patient n’était pas précisément la crème des hommes, habitué qu’il était à se lever à 5 heures du matin et à attaquer sa journée de travail deux heures plus tard. Le médecin ne se faisait aucune illusion sur la docilité du patient : ne dit-on pas que les cordonniers sont les plus mal chaussés ? En effet, l’intéressé répondit aigrement que s’il ne battait pas la crème tant qu’elle était fraîche, elle tournerait de l’œil comme lui. Dans ce cas, comment paierait-il le médecin ? Avec du beurre en broche ? Durant une heure, le crémier fit tourner le médecin en bourrique. Ce n’était pas parce qu’il était tombé dans les pommes qu’on allait en faire un fromage, d’ailleurs, la fabrication du fromage, c’est son métier, pas celui du médecin, etc, etc.. Le médecin quitta son patient avec la sensation d’avoir les sangs changés en lait caillé. Il se dirigea alors vers le café le plus proche pour prendre un bon remontant. Tout occupé qu’il était à faire mentalement son choix : scotch ? Beaujolais ? Whisky ? Calva ? qu’est-ce qui ferait passer le mieux ce petit lait ?, il ne vit pas Perrette, apparemment distraite elle aussi, tous deux se heurtèrent et Perrette faillit renverser sur l’infortuné médecin le contenu du grand pot qu’elle portait sur la tête, telle une Africaine dans la brousse. ’Black & White’, sourit le médecin : il avait trouvé sa boisson. Perrette était apparemment préoccupée, bien que légère et court vêtue, marchant-d’-un-pas-léger. Sa peau d’Irlandaise s’irrita au sermon du docteur. Elle ne comprenait pas ce que veaux, vaches, cochons, venaient faire dans le docte serment, et après tout le lait n’avait que failli être renversé. Le médecin, homme sévère mais juste, invita Perrette à prendre un verre pendant qu’il boirait son ‘Black & White’

- Où vous rendiez-vous ? Au marché, sans doute ?
- - Non, à la boutique du crémier, pour lui vendre du lait.

Le docteur eut un léger sourire de connivence : il comprit pourquoi notre ami le crémier mettait tant d’acharnement à vouloir le beurre et l’argent du beurre. Il mit Perrette au courant de l’état de santé du crémier et suggéra qu’ils serait plus sage qu’elle le laissât en paix pour les semaines à venir : ce n’était pas le moment de lui tourner les sangs. Elle pourrait toujours porter son lait au marché : c’était à deux pas et le soleil y donnait à pleins bras ménagères et enfants aussi gourmets que flâneurs. Perrette, rêveuse, mais pourvue de bon sens comme toute bonne fermière – et bonne fermière, elle l’était – Perrette, donc, se dit que le recette inédite du crémier, une crème renversée composition top secret, pouvait bien attendre un peu. Elle partit, toujours de son pas léger, en direction du marché.»

Geisha cherche à se caser

Au bureau, Geisha était perçue comme une assistante travailleuse, compétente, douée d’initiative et de créativité, sur qui on pouvait compter. Les compliments du "Management" à son égard créaient certainement des jalousies au sein du comité des riches heures. Un soir où Geisha et l’Homme aux Gitanes discutaient dans le bureau de celui-ci, elle lui fit part de son souhait de trouver un métier faisant appel à ses qualités artistiques et linguistiques (Geisha parlant quatre langues, elle n’en utilisait que deux au bureau). Elle raconta ses essais d’écriture – pour le cinéma et les maisons d’édition. Manager Amoureux écouta ces récits et sourit tristement : «- Tu n’as pas encore trouvé chaussure à ton pied».

Dès le lendemain, il intensifia les sessions de formation : historique des polices d’assurance de la compagnie, jusqu’aux formes récentes ayant actuellement cours, étude des différents avenants : signification et contenu, en anglais et en français, puis ils passèrent à la réassurance : les différentes sortes de réassurance : facultative, traité, captive… Après quoi ils étudièrent en détail la répartition de la prime d’un des comptes des opérations françaises, les systèmes internes calculant ces répartitions d’après des données précises à entrer dans des systèmes de l’intranet, puis la répartition de la réassurance, à commencer par les stratégies conduisant à la décision du montant de celle-ci : pas trop de réassurance, ni trop peu...

Au royaume des aveugles...

Il y eut bientôt de mauvaises nouvelles de l’Homme aux Gitanes, communiquées à son épouse par Geisha : il avait fait une autre péricardite juste après sa première séance de chimio et subissait un nouveau pompage du liquide qui s’était accumulé autour du cœur, ayant provoqué un nouvel épanchement. «- Je vous appelle pour m’occuper l’esprit», dit l’épouse de Manager Amoureux à Geisha : «- A l’heure qu’il est, mon mari est au bloc opératoire». Quelques jours plus tôt, le pneumologue de l’Homme aux Gitanes avait annoncé à l’épouse la nouvelle catastrophique : il restait peu de temps, 6 mois peut-être. «48 ans et 6 mois», ne pouvait s’empêcher se ressasser Geisha après avoir raccroché. L’épouse et elle avaient parlé une heure environ. «48 ans...» : cette obsession luttait avec une autre : cacher son désarroi, garder une attitude professionnelle pour annoncer la nouvelle au management.

Et entre temps, faire figure honorable pour le rendez-vous du Directeur Souscription : quelques courtiers venus discuter avenants pour le projet d’une nouvelle police en commun. Tout en préparant les documents nécessaires à la réunion et en copiant le tout sur autant de CD que de courtiers, afin que chacun ait une copie de la plus récente version de la police sur laquelle ils allaient travailler, en guidant les visiteurs vers la salle de réunion et en préparant le café, Geisha tentait de garder la tête hors de l’eau : il allait falloir annoncer à une dizaine de jeunes et fringants quincas la fin prochaine de leur collègue – ami – rival etc. depuis 20 ans pour certains.

Dans une tentative désespérée de rationaliser l’événement, Geisha se rappela que les situations délicates ou franchement conflictuelles ayant trait à "Manager Amoureux" la requirent souvent comme intermédiaire entre ce dernier et le reste de l’équipe, ou vice-versa. «Dis-lui que...», «Dis-leur que...»

L’Homme aux Gitanes se rendait-il compte de la situation ? Entre deux péricardites, il appelait Geisha pour la plaisanter gentiment : «- Comment va Bobonne Souscription ?», lui donner de ses nouvelles : non, il n’avait pas eu de nausées après la première séance de chimio, mais il souffrait de douleurs articulaires, comme si la chimio lui suçait le calcium des os. «Je te laisse, je vais manger mes 2 yaourts».

Geisha lui envoya un e-mail :
«Bravo, vous venez de gagner le concours du Manager Favori !
Le tire de cet e-mail faisant foi, vous venez de remporter le titre du Manager qui génère le plus de classement. Le prix gagné est un livre de poche (Bobonne souscription n’est pas riche...), titre de votre choix.»

La réponse ne se fit pas attendre :
«Il y a un proverbe qui dit qu’au royaume des aveugles, les borgnes sont rois. C’est ce que m’inspire le titre de ton message. A propos de l’assistante favorite, je crois que Bobonne Souscription a remporté le titre. Il me reste à trouver un livre de poche dont je me réserve le choix».

Avoir l'usure, mais pas le fruit...

Des piles de e-mails «printés» (ah le jargon des multinationales… «Peux-tu me processer le billing que je t’ai forwardé en follow up»… !?), des piles de messages électroniques imprimés, donc, constituaient les dossiers laissés par Manager Amoureux, qu’il avait assemblé en plusieurs tas très épais, portant comme titre : «Ne pas détruire». Ces interminables piles étaient à assembler par ordre chronologique et à diviser en Statistiques, Correspondances Interne et Externe, Dossier de Presse – Conditions et Stipulations – Annexes... Un dossier par année, les documents allant de 1976 à 2000... Alors que Geisha allait se mettre à la tâche, le téléphone sonna : «- Dans la famille catastrophes naturelles, donnez-moi le père ! Ha Ha Ha !», c’était Manager Amoureux dont le rire tonitruant fut interrompu par une inquiétante quinte de toux. Elle resta sans voix : toutes les piles qu’elle devait ainsi classer avaient pour titre générique : «Catastrophes Naturelles»...

Geisha contemplait ces piles désertes, d’où émergeait, au fil de son sommeil de lecture, le nom de "Manager Amoureux", tantôt en destinataire, tantôt en expéditeur des e-mails, c’était sans doute le reflet du soleil de l’après-midi jouant avec les vagues mouvements de l’eau, paysage suspendu aux paupières presque fermées de Robinson au long cours de sa sieste-classement. "Mrs Robinson" se souvint ainsi de l’un de leurs premiers moments complices datant du temps d’avant le naufrage : elle ne pouvait s’empêcher de contempler "Manager Amoureux" d’un air gourmand des pieds à la tête, si bien que parvenus lors d’une session de formation souscription au chapitre de l’expertise d’œuvres d’art, parlant d’un tableau de son oncle, un Baltus peint par le «Maître» dans sa 48 ème année (Geisha fit exprès de donner un âge correspondant à celui de son interlocuteur, qui ne fut pas dupe et eut un petit sourire de connivence), Manager Amoureux interrompit l’élève et dit, prenant la perche que lui tendait Geisha : «- Tu aimerais bien l’avoir, ce tableau ?». Sourire des prunelles de Geisha. «- Je vois bien !», répondit-il d’un air entendu. Les pupilles de l’Homme aux Gitanes se mirent soudain à refléter le jaillissement d’une flamme sur le miroir du silence.

Peu de temps après avait eu lieu la scène de la «maîtresse souscription» - vous vous souvenez, Manager Amoureux, désignant le "Code des Assurances" dont il se servait pour assurer une formation juridique de base à Geisha, lui avait dit : «- Tu vas devenir Maître es Souscription...». La réponse de Geisha, sa répartie : «C’est le masculin qui sauve !», dite sur un ton de triomphe forcé, la voix comiquement haut-perchée. Suivirent plusieurs jours de parfait trouble mutuel.

Puis l’Homme aux Gitanes mit les pieds dans le plat, un matin que Geisha frappait à la porte de son bureau : «- Hello ! Le courrier de Monsieur est avancé.», il dit à brûle pourpoint : «- Tu as raison. Le statut de maîtresse n’a rien d’enviable», tout en l’enveloppant d’une onde de désir, à défaut d'un nuage de fumée de Gitane (les bureaux de cette filiale Parisienne de multi-nationale américaine étaient tous strictement non fumeur). C’est vers cette époque que Geisha s’inscrivit à des leçons de Flamenco au conservatoire de sa ville, tandis que l’Homme aux Gitanes enchaînait ces dernières à un rythme de plus en plus soutenu. Au cours d’une autre session de formation par ce consultant juridique du service Souscription, tant apprécié par le Management européen de la compagnie, situé au cœur de la City de Londres, dans des bureaux de la célèbre «Tower 42», parlant de la notion d’usufruit, Manager Amoureux fit remarquer à Geisha : «- Pour l’instant, tu as l’usure, mais pas le fruit…» Geisha savait qu’il gagnait chaque mois 10 fois son salaire mensuel à elle...

Happy fusion !

Travailler pour plusieurs personnes à la fois (dans des services différents, qui plus est) dans une compagnie américaine s’avérait harassant. Geisha ne quittait jamais le bureau avant 18 h 45, alors qu’une assistante employée (donc non cadre) est censée finir vers 17 h 30 . Elle commençait le matin à 9 h 00 au plus tard, alors que ses collègues de Londres étaient rarement au bureau avant 10 h 00 du matin, heure de Londres. Les pauses déjeuner se faisaient souvent derrière l’ordinateur, ou bien elle avalait une quiche ou un demi sandwich sur le chemin de la boulangerie au bureau, afin de se remettre au travail plus vite. Les assistantes des riches heures, bien calfeutrées dans la cuisine du bureau, au bout du couloir, se lançaient dans des conversations pousse-café, intermède qu’elles devaient trouver bien agréable dans la longue attente des pauses-cafés. «- Tu bois trop de café», avait pourtant fait sèchement remarquer l’une d’elles un jour à Geisha, alors que celle-ci, épuisée par une anémie carabinée (il lui manquait la moitié de ses globules rouges), se traînait jusqu’à la machine à café.

Avec sa collègue de Londres, au service Marketing, Geisha avait trouvé une devise : «La seule chose qui ne change pas dans la compagnie, c’est le changement». Happy fusion !

"Toute ressemblance avec des faits ou personnes existantes ou ayant existé ne serait que pure coïncidence". Ceci est une fiction...